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Aujourd'hui, l'ancien ordre des choses a sombré;
des lois nouvelles sont venues régir les générations
qui ont succédé à la tourmente révolutionnaire. Non
seulement les lois et les vieilles coutumes ont dis-
paru, mais les vieux monuments, les vieilles légendes
semblent aussi vouloir s'effacer de la mémoire des
hommes: des ruines et des champs de culture, à la
place des anciennes demeures seigneurales, ce sont
les seuls vestiges qui nous restent du passé.
Qui pourrait nous dire exactement où se trouvait
l'ancien château-fort de Pitgam, l'emplacement où
s'élevait jadis le sombre et vieux manoir baissant son
pont-levis au chevalier sonnant du cor? Aujourd'hui,
l'endroit où se dressait ce fier castel ne présente plus,
au touriste qui passe, que des terres nues, d'où la
vue découvre, par-ci par-là, quelques blanches mais-
onnettes sous l'exhumation desquelles on retrou-
verait, peut-être d'antiques murailles, de vieux
souterrains, sortes d'oubliettes où furent enfermés,
aux jours sombre du moyen-âge, de pauvres diables,
d'obscurs paysans ayant encouru, pour quelque légère
peccadille, la colère de leur puissant seigneur. Et,
dans des plaines actuellement couvertes de riches
pâturages, le soc de la charrue déterre parfois des
débris d'armes, des ossements, des fers de chevaux,
comme pour rappeler à notre mémoire les heures
sanglantes d'un passé, qui n'est plus et dont les ruines
même ont péri « Etiam periere ruinx » (1).
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(1)Lucien : Planche IX. Visite de César aux ruines de Troie (on ne connaît
plus l'emplacement que dut occuper cette ville célèbres, ses débris même ont
disparu: « Etiam periere ruinx ».)
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En regardant ces mornes plaines, on pense, on
réfléchit à la grandeur de ces temps héroïques, à
cette puissance jadis si redoutée et maintenant éva-
nouie.
Le ciel brille encore et le clocher chante les heures
sur la tombe des morts, comme au vieux temps il
chantait pour les vivants; et malgré soi, devant
cette calme reposant, devant cette quiétude champêtre,
on songe aux mélancolies des anciens jours, aux
longues veillées des soirs tristes et moroses, dans
les villages de la vieille Flandre. Malheureusement, dans
beaucoup de localités, des niveleurs ont passé, démo-
lissant ce qui restait, des souvenirs d'antan! La tour de
Watten, en partie démolie, se montre encore là-
bas au fond du paysage, presque, noyée dans un léger
brouillard ; c'est peut-être le seul et dernier témoin
des choses oubliées.
Tout en faisant ces réflexions, nous arrivons sur
la place de Pitgam, au coin de laquelle se trouve un
vaste trou servant d'abreuvoir.
Le soleil baisse et jette sur les toits des maisons
un dernier éclat d'or. Les chevaux rentrent des
champs tandis que les verrières de l'église s'enflam-
ment pour le salut du soir. Et devant ce doux paysage
s'effaçant lentement dans une apothéose de lumière
rouge, nous songeons aux siècles éloignés de nous,
à ceux qui ont vécu de la vie des humbles et qui
semblent nous dire: " Pourquoi ne ressuciteriez-
vous pas le passé de ce village où nous avons aimé,
où nos ancêtres ont souffert, où nos enfants vivent
encore et où nous avons laissé des berceaux chéris
et des tombes aimées ?..."
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