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Des jeunes gens sortent d'un cabaret, bras dessus
bras dessous, ils chantent - car on chantait alors et
de bon cœur - de gais refrains flamands. Ils se
dirigent vers le village où l'on célèbre la Saint-Jean :
chantez, jeunes gens du beau pays de Flandre,chantez
les airs très vieux qui viennent du fond des âges ;
chantez ; chantez toujours !... le bonheur que vous
entrevoyez est peut-être un beau rêve et la vie est
parfois si triste qu'on ne voudrait, plus même la
recommencer... on n'est jeune qu'une fois, tant que
le rêve subsiste...
Kyrieleison kyrielisse
Wy Kommen met de reste
T'laeste voer gaet in
Kyrelieise kyrelisse al'in
Vivat, Vivat (1)
Ne rions pas de leur gaieté naïve. ces jeunes gens
étaient nos pères ; ne rions pas de leurs idées, de
leur façon d'exprimer leur joie. Ils n'ont pas connu
comme nous les progrès de 1'industrie moderne, la
vie fiévreuse des centres populeux : ils ont aussi
ignoré la poussée égoïste des intérêts personnels, le
pédantisme de certains, l'arrivisme des médiocrités
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(1 ) Anciennement dans toutes les processions de nos villages, les jeune gens
précédaient les magistrats portant des fleurs ou des arbres de mai. C'est ce même
mai que ressuscitent les moissonneurs juchés sur le chariot flamand emportant
les dernières gerbes de blé. Cette fin de moisson se célèbre par la fameuse chanson
« kyrioole ou Hyrie Eleison ». Elle réunit à la table du fermier tous les
ouvriers qui ont aidé à rentrer la récolte. Ce mot Kyrisole nous est venu d'une
chanson très vieille :
Nous arrivons avec le reste,
La dernière charge rentre,
Vivat ! Vivat ! tout est rentré
refrain qui célèbre en quelque sorte la victoire remportée sur les intempéries.
I1 se chantait en sauvant les dernières gerbes.
 
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hardies et ambitieuses, dissimulées avec astuce sous
un faux étalage de philanthropie, et qui menacent
chaque jour de nous anéantir, de nous faire assister à
des comédies plus ou moins ridicules, pour ne pas dire
tragiques. Ceux qui chantent de si bon cœur n'ont
pas connu nos sombres perspectives ; ils n'ont pas
vu altérer l'âme de la patrie, persécuter la conscience
du bon peuple de Flandre : ils n'ont pas vu leur avenir
compromis, les lents découragements des tristesses
profondes ; mais, ils ont entendu le vécu d'une vie enso-
leillée, saine et réconfortante au milieu des champs,
dans les claires matinées, baignées d'or et d'azur.
Et il en est des villes et des villages comme des
générations qui passent ! La jeunesse ou l'enfance de
la plus humble de nos bourgades a toujours quelque
chose qui attache ou captive , des souvenirs pleins de
mystères ou de légendes ayant conservé comme un
parfum de terre natale. Nous dirons même plus :
chaque village a une âme et cette âme est le long
aboutissant des milliers de vies antérieures, de vieilles
coutumes, de croyances naïves des époques éloignées,
héritages occultes de très lointains ancêtres ! Et rien
au monde ne saurait détruire ces vieux souvenirs,
annihiler cette âme parce que tout cela est enfoui au
fond de l'être, dans le cœur, dans le sang même du
paysan. Ne sommes-nous pas fils de la terre et n'est-
ce pas la même sève qui nourrit la terre et le sang
de nos veines. Et chaque fois que la terre semble
éprouver quelque changement dans ses formes, sa
physionomie, ses aspects gais ou riants, tristes ou
moroses, tout cela, sans qu'on sache pourquoi, se
répercute en nous.
 
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